Julie : « Une vie de sans-papiers dans mon
propre pays ».
Publié le octobre 26, 2013
Julie était secrétaire. Une séparation, un
surendettement, deux enfants à élever… Elle est devenue « escorte »
sur Internet. Mieux que tous les discours, son histoire montre un processus
d’enfermement dont il est bien difficile de s’extraire. Voici le second témoignage de notre campagne « un jour, un
témoignage ». Par ailleurs, pour connaître les dates du Tour de France
de l’abolition, cliquez ici
Il y a 4 ans que je fais ça. Personne
n’est au courant. Si, mon frère. Un soir, j’ai craqué et je l’ai appelé.
J’avais l’habitude qu’il vienne quand j’allais mal. Là, je m’étais mise à
prendre de l’alcool, des cachets, beaucoup de cigarettes.
Depuis 4 ans, ma vie tient à un fil.
J’ai une vie clandestine, presque de sans papiers dans mon propre pays. Je fais
attention à ce que je dis. Une part de ma vie ne doit pas exister. J’en suis
presque à avoir peur de ce qui pourrait m’échapper en dormant. C’est éprouvant.
En plus, je me dis que j’ai créé un secret de famille et que je le fais peser
sur les épaules de mes enfants.
J’ai gardé mon prénom. Je ne me voyais
pas m’identifier à une Vanessa ou m’appeler par un nom qui finit en
« a ». Je tiens à affirmer mon identité. En plus – j’habite une ville
moyenne – je me dis que ceux qui auraient un doute ne viendront pas.
L’enfermement, je l’ai senti arriver très
vite ; dès la première année. Je me suis mise à fuir les rapports sociaux.
Dès qu’on me demande « et ton travail ? », je prends la fuite. Aux réunions de parents, je me sens en marge. Je ne me lie pas de
peur d’être « découverte ». J’ai l’impression de porter un masque en
permanence. Je ne suis jamais moi-même. J’entre même dans une forme de
paranoïa : je regarde les gens et je me dis, ils savent. Ou bien :
s’ils savaient ! Je vis un enfermement qui a envahi tous mes rapports
humains. Je suis désocialisée. J’ai désappris à travailler avec d’autres. Et
puis, maintenant que je fais ça, me présenter quelque part, c’est me présenter
comme qui, comme quoi ?
On est nombreuses à faire ça. Ce n’est
pas un choix. C’est la situation dans laquelle je m’enfonçais qui m’a poussée.
Je n’avais rien d’autre à vendre que mon corps. J’ai mes filles une semaine sur
deux. Je ne pouvais même pas leur donner 5 euros pour aller manger avec une
copine.
Loyers impayés, huissiers, surendettement
J’étais secrétaire et je gagnais 1300
euros nets, et mes 150 euros d’allocs. J’ai quitté mon compagnon au bout de dix
ans de vie commune. J’étais dépendante, je n’avais qu’un congé parental. Il a
tout gardé, la maison notamment. Il devait se dire que je serais bien obligée
de revenir. Je suis partie avec un surendettement. La descente a été
rapide : les loyers impayés, les huissiers. Je leur ai demandé si ça ne
les embêtait pas de mettre sur la paille une mère de famille pour récupérer 300
euros sur des meubles Ikea. Surendettement, ça veut dire plus de chéquier, plus
de carte bleue ; obligée de tout payer en espèces. On est marquée,
désocialisée.
A l’époque, j’étais amoureuse d’un homme
(une histoire immonde, il avait omis de me dire qu’il vivait avec une femme). En voyant ma situation catastrophique, il m’a dit que
j’avais des qualités sensuelles et sexuelles et qu’il y avait pour moi un moyen
rapide de gagner de l’argent. Je me suis dit : l’enfoiré ! Mais
l’idée a travaillé dans ma tête. Il a été le déclencheur.
C’était il y a près de quatre ans. Je
suis allée voir sur un site bien connu. A l’époque, c’était gratuit. J’ai tapé
une annonce pour des massages. Je me suis mise en arrêt de maladie, j’ai pris
un petit meublé puisque j’avais des fiches de paye. J’étais un peu perdue. Puis
j’ai été rayée des cadres pour abandon de poste. J’avais envoyé un arrêt
de travail qui n’aurait pas été reçu. On m’a mise devant huissier et j’ai du
payer 1500 €. Je n’ai eu aucune indemnité. Quand je me suis inscrite à l’ANPE,
je n’avais donc droit à rien. Par contre, l’ANPE exigeait des choses de
moi : il fallait que je suive des trucs pour faire de l’aide à domicile,
c’était complètement hors de ma demande, j’ai arrêté. J’ai deux enfants. Et je
vis de quoi ? L’ANPE s’en fout ! Ca ne pose de problème à personne.
Je me suis retrouvée au RMI. En tant que
travailleuse pauvre, j’ai été suivie par une assistante sociale. Elle me
reprochait de ne pas aller la voir plus souvent. Pour moi, c’était une question
de fierté. Pourtant, elle avait compris que
j’avais des idées suicidaires. A l’époque, je me suis fait des scarifications
et des brûlures de cigarettes, comme quand j’étais ado. Cette démarche de se
saigner, c’est comme de laisser échapper ce qui fait mal.
Le premier mois, j’ai gagné le triple de
mon salaire habituel. J’ai fait jusqu’à 6000 euros en « voyant » cinq
à six hommes par jour. Là, on se perd ; on n’est plus un être humain. J’ai
réagi. Actuellement, je suis descendue à deux par jour. Avec mon appartement,
mes enfants, le studio que je loue et mon téléphone portable, il y a déjà 2000
euros qui sortent. En 4 ans, j’ai mis péniblement 7000 € de côté. Le problème,
c’est qu’on peut vite devenir accro à l’argent rapide. Au début, je me suis
acheté un ordinateur portable. Mais j’ai senti le danger. J’ai la notion de
l’argent et je veux la garder. Je ne me paye pas de sacs Channel, il faut que
je reste cohérente. En tout cas, je peux payer de vraies vacances à mes
enfants. Et je me déculpabilise en me disant : je n’ai rien demandé à
personne.
D’autres n’auraient pas franchi la
frontière…
D’autres femmes, dans la même situation,
n’auraient sans doute pas franchi cette frontière. Jusqu’où mon propre vécu,
avec un inceste, des viols, a t-il rendu le passage plus « facile » –
facile n’étant pas le mot -, je me pose la question.
J’ai grandi dans une famille toxique. A
8 ans, j’ai vu mon père frapper ma mère jusqu’au sang. Il était d’une jalousie
pathologique ; un père sanguin, violent. Et absent. A nous aussi, il
cassait la figure ; aux aînés surtout. Après le divorce de mes parents,
j’ai choisi d’habiter avec ma mère. Elle était anorexique, elle volait, elle
buvait, elle ramenait des hommes à la maison. Moi, je fuyais dans les bistrots.
Un jour, elle a appelé la Ddass et je suis partie. J’ai arrêté le lycée.
J’avais 16 ans. Je sais ce que ma mère dirait si elle apprenait ce que je
fais : « Ca ne m’étonne pas, tu ne pouvais finir que comme çà. »
Dans la tête de mes parents, j’étais un
garçon ; ce qu’on appelle un garçon manqué. En fait, une petite fille
massacrée. Matériellement, je n’ai manqué de
rien. Mais j’ai eu un traitement à part. Comme si je portais le poids d’une
faute. J’étais la seule qu’on envoyait en colo en décrétant que j’aimais ça. Je
me considère comme celle qui n’avait pas de place, comme la stigmatisée, comme
l’enfant buvard qui recueille tous les problèmes de la famille. Je n’étais pas
une fille aimée.
Mon frère a eu des gestes incestueux sur
moi. J’avais entre neuf et onze/douze ans. Je l’entendais monter l’échelle de
meunier de ma mezzanine. Je faisais semblant de dormir ; j’étais incapable
de dire non et je m’en voulais. Plus tard, j’ai été violée plusieurs fois. La première
fois à 14 ans. Après, c’était terrible pour moi, la sexualité. Forcément, je
fais un lien… L’agresseur était un bon père de famille qui avait déjà violé des
femmes, mais jamais encore une mineure de moins de 15 ans. On m’a dit qu’on
m’appellerait pour l’identifier. Plus de nouvelles. Ma mère a étouffé
l’affaire. Je n’ai jamais osé lui demander pourquoi.
On est restés dans un non dit total.
Comme si ce viol n’avait jamais existé. J’avais 30 ans quand j’en ai parlé à
mon père. Il n’a rien fait. Maintenant, au plan juridique, c’est trop tard. Les
faits sont prescrits. Il y a quelques années, j’ai accusé ma mère de ne pas
m’avoir protégée. Je suis restée deux ans sans la voir. Au bout de deux ans,
c’est moi qui me suis sentie la mauvaise fille. Elle, elle attendait mes
excuses. Mes parents ne se remettent jamais en cause. C’est toujours moi la
coupable. Il y a quelque temps, j’ai laissé un message sur le portable de mon
père ; j’étais en larmes. Il ne m’a même pas rappelée. C’était mon dernier
appel au secours ; j’ai compris que c’était vain. Bref, aujourd’hui, mon
père se fout pas mal de moi, ma mère ne cherche pas à savoir, je ne vois plus
deux de mes sœurs. Ils se doutent, étant donné mon niveau de vie, mais tout le
monde fait la politique de l’autruche.
De toute façon, je vis avec l’idée qu’il
ne faut jamais faire confiance à personne. Que je ne peux compter que sur
moi-même. Donc je ne demande aucune aide. Au fond, je ne m’en sens pas le
droit, comme par auto punition. Si, j’ai recommencéà voir un psy.
Une fatigue perpétuelle
Pour se prostituer, il faut un état de
concentration très particulier. Je prends des pétards, éventuellement des
médicaments, des calmants. Faire ça, c’est être dans l’abandon d’une partie de
soi ; c’est une forme de mort. Un jour un homme m’a dit : tu peux te
dissocier. Pour eux, faire l’amour ça n’engage à rien ; en plus, ils se
disent qu’on gagne de l’argent. Dire qu’on peut se dissocier, qu’on ne donne
rien de soi, c’est bien une parole de mec ! Je vis dans une fatigue
perpétuelle. Comme si elle était constitutive. Après quelques jours de break,
j’ai été obligée de reprendre. C’était un lundi. Le mardi, j’étais couchée à
18h…
Je suis sans illusion sur ces hommes. Il y
a des prédateurs. Ils se disent que le client est roi. Ils sont prêts à tout
pour ne pas payer. Il y a ceux qui oublient leur
portefeuille, ceux qui me menacent de chantage ; ceux qui passent cinq
textos de suite (j’ai envie de leur en coller une). Certains pensent même qu’on
a du plaisir ! C’est pathétique. Ils sont mariés, en grande majorité. Ils
nous racontent leur vie, disent qu’ils aiment leur femme et montrent les photos
des enfants. Ils m’expliquent que je ne suis pas une prostituée mais une
maîtresse. Ca les déculpabilise. Quand il y a eu le débat dans les médias sur
la proposition de pénalisation des clients, il y en a qui m’ont dit :
« Tu te rends compte, mais c’est quand même un droit ! » Ils
m ‘expliquent aussi que c’est la nature qui les pousse – ils ont des
pulsions – ou qu’il faut rouvrir les maisons closes. Je suis bien obligée de me
taire ou de dire comme eux. En réalité, je suis pour qu’on les pénalise !
C’est à cause d’eux que la prostitution existe !
Internet est un système pervers. Des
hommes me disent qu’ils ne seraient jamais devenus « clients » s’il
n’y avait pas eu Internet. Idem pour moi. Sans Internet, je n’en serais pas là.
En plus, moi qui n’ai mis mon annonce que sur un seul site, je la retrouve qui
se balade sur le Net. On perd complètement le contrôle. Mon téléphone et mon
adresse se promènent dans la nature. On se retrouve sur des sites avec des
forums immondes. Les clients échangent leurs commentaires – gratinés – sur les
femmes. Ce sont vraiment des tarés. C’est d’ailleurs à ce système que
j’attribue la visite d’un type qui m’a agressée : il est parvenu à rentrer
chez moi. Habillé de noir, avec un masque sur le visage. J’ai eu le réflexe
d’appeler un homme dans mon appartement (en réalité, il n’y avait personne) et
il a pris peur. Il m’a quand même donné un coup dans la poitrine et m’a lancé
un coup de bombe lacrymogène.
Une forme d’autodestruction
Je voudrais arrêter au plus vite.
Retrouver un mi-temps. Mais je ne peux pas tout changer du jour au lendemain.
Il faut une progression et accepter de gagner moins. Je ne mets plus d’annonces
depuis un an. J’ai réduit au maximum et je ne vois plus que des habitués.
J’attends la fin de mon surendettement. Je viens de faire un stage de massage
(un vrai). Pendant ce stage, au delà de l’appréhension, normale, de me trouver
face à des gens inconnus, j’ai vécu le sentiment terrible d’être en marge, avec
la peur qu’on me demande ce que je fais. En plus, le formateur a parlé de
« l’escorting » en insistant sur la distinction. Je me sentais mal,
comme si j’étais en faute. Maintenant, pour me lancer, il faudrait que je trouve
un local. Mais comment en louer un sans feuille de paye ? Je suis fatiguée
de devoir tout faire toute seule, et de tout le temps me cacher.
En fait, je suis coupable de tout, tout le
temps. Coupable de ne pas donner de
nouvelles à ma mère (qui, elle, ne m’en donne jamais), coupable d’avoir été
violée, coupable d’avoir fait confiance, récemment, à un homme avec qui j’ai
vécu trois mois de bonheur ; en fait un prédateur qui a utilisé mes
faiblesses. Il allait me sortir de là, il me parlait d’avenir. Et puis il m’a
liquidée. Par texto. Cette rupture a été aussi violente qu’une mort subite. Je
suis restée en état de choc.
Quand je suis allée le voir pour qu’on
s’explique, il est devenu agressif, brutal. Si je porte plainte, je sais qu’il
a un moyen de chantage contre moi. Comme un autre ancien compagnon qui avait
usé du même procédé : on va dire à tes enfants que leur mère est une pute.
Cette blessure, elle est au delà de tout ce qu’on peut imaginer. Avant, j’ai eu
aussi une histoire dont je suis sortie en me sentant sale, coupable.
Maintenant je comprends que j’étais une
proie facile ; cet homme-là m’a manipulée depuis le début, il a
parfaitement compris où étaient mes failles. J’ai
une faille affective, c’est un gouffre. Et ma pratique l’a accentuée. J’ai d’un
côté développé une force, de solitude, de survivance, mais ma carence affective
s’est aggravée. J’ai perdu encore plus de clairvoyance au niveau des hommes.
Il y a une forme d’autodestruction
là-dedans. La fascination de voir jusqu’où on est capable d’aller. Le besoin
d’aller où c’est dangereux, risqué. Je me sens prise dans un piège. C’est un
cercle infernal : c’est le produit de ce que je fais qui va m’aider à
m’évader de ce que je fais. Sans la prostitution, je n’ai aucun moyen d’en
sortir.
Témoignage initialement publié en mai
2012 sur le site de
Prostitution & Société